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LA BUVETTE AU COIN D’LA RUE (Chronique n°1)

Pour être heureux, pourquoi ne pas consacrer sa vie entière à la lecture, aux promenades, aux fruits des champs, aux conversations, aux arts, aux émissions radiophoniques... Tout le reste est superflu.

Nous resterons toujours gourmands et spontanés. Pas la peine de nous vilipender pour des erreurs d’interprétations, tout est jeté de travers, gaiement, insolemment !


En plein été, on a les yeux brûlés de soleil, on est abâtardi par l’angoisse qui ressurgit, son existence malaxée par le travail, on ne parvient à se concentrer sur rien, ni les émissions, ni les séries tard le soir, ni les films dans l’après-midi, encore moins un livre. C’est un été étrange. On ne se satisfait que de paroles à l’air libre, les yeux ne veulent plus travailler, probablement rongés par la lumière des écrans, le corps plie et fatigue, rien ne va. Et tout à coup, furette au loin ce petit livre qu’on a posé négligemment sur une pile, qui est joli par son image photographique dans les tons libres, bleutés, en contre-plongée l’agrandissant comme une pierre-totem, un immeuble intégralement vitré où se reflète un ciel parfaitement ouvert. Alors on plonge d’une traite dans le Bruxelles de Victor Hugo, des symbolistes, d’Obama et Trump, de poètes belges qui ont influencé Proust, comme Georges Rodenbach, on parle des manies de Modiano, le café où il se rend, son visage, on découvre de courtes citations, Un promeneur solitaire dans la foule d’Antonio Muῆoz Molina, les textes sont courts et fulgurants, les pages déclinent des univers qui transportent, fourragent le cerveau comme un grand vent, on se sent bien, une partie de la nuit a passé, déjà l’aube pointe au loin, on se sent bien : on s’est remis à lire. C’est un prodige. On a parcouru en assoiffé toute la ville de Bruxelles.

Un passage à déguster en terrasse : « … le Canal Wharf, logements de luxe près d’un parc qui accueille des réfugiés. Ainsi va la ville et ses paradoxes, pas loin de là, dans le centre, on ajoute des bureaux, encore et toujours des bureaux, le balai des grues se renouvelle continuellement dans le paysage de la ville, toujours elles découpent l’horizon, présentes comme des vigiles, leur reflet dans les vitres des immeubles qu’elles contribuent à ériger. Ainsi va la ville parce que sans cesse elle se renouvelle, sans cesse on pose de nouvelles strates, on enlève ici on ajoute là et les grues, parties intégrantes du processus, nous rassurent quant à la vivacité de l’urbain qui nous abrite. » Dedans la ville, de Catherine Koeckx.


Deuxième dégustation, le recueil « Fenêtres d’infini » de GEORGES RODENBACH, aux éditions Peigneurs de comètes de Bernard J. Lherbier.

Mais quelle idée incroyable lui a traversé l’esprit, de faire connaître aujourd’hui ce poète belge presque ignoré en France, oublié de tous ? Revanche, revanche… L’éditeur Bernard J. Lherbier n’aime pas plier bagage, il se faufile sous les sables, et plusieurs mois durant, dans la nuit absolue des songeurs, le poing trempé dans la bouche, il attend, il attend, et sa patience est incommensurable. Alors voilà. Il a surgi en plein hiver 2023 et a surpris tous les critiques littéraires. C’est un livre splendide, et avant d’y découvrir les textes fulgures du poète, vous lirez d’abord les quelques mots de Mallarmé, Gabriel Fauré, Huysmans, Verhaeren, Sylvain Frezzato… qui lui rendent un hommage très philosophique et profond, dans cette collection pour le moins surprenante « Les Admirables ». Peigneurs de comètes, c’est aussi la compagnie fondamentale de la peintre et poétesse Annie Van de Vyver qui nous a bien trop tôt quittés. Il est pourtant nécessaire de poursuivre avec son énergie ce devoir mémoire, plus personne ne doit être enseveli dans le silence. Crevez les écrans, bousculez les codes, faites lire ces quatrains prestidigitateurs à la jeunesse, d’autant que les Cahiers rimbaldiens de Douai sont dorénavant au programme des élèves de première… Ce serait rudement audacieux de proposer « Les lignes de la main », ou encore « Au piano », ce sonnet incroyablement musical, pour le parcours sur les émancipations créatrices… Alors félicitations pour cette belle initiative éditoriale.


Troisième collation ce soir, avec le roman biographique « Comanche » de CAROLINE DIAZ.

Comme il est difficile de parler de ce qui transporte… Lu d’une traite (de l’ordre de l’inconcevable !), le texte laisse cette impression diffuse de parler à voix basse, pour tous les lecteurs qui méconnaissent véritablement l’un de leurs aïeux… Pourquoi, d’après Simone Veil, les êtres cherchent-ils autant à s’enraciner, à trouver racine ? Finalement, connaître la vérité vraie sur la famille, on s’en passerait bien : la fascination tombe vite comme un linge trempé qui croule sous son poids. On ne veut pas creuser dans le cloaque : tout déçoit, tout fustige, tout serre le bide, tout colmate aux entrailles. On s’en passerait bien, des piteux secrets, des trahisons, des mensonges, des maladies qui sautent des générations, qui te rattrapent, tu te rends compte... Et pourtant. Quelque chose avance et prend la décision de ne pas se laisser désintégrer dans l’oubli. Et cela, ce sont les objets qui la transmettent, cette énergie du vouloir savoir. Les objets – des photographies – se présentent sans prévenir, s’accumulent, surgissent toujours au mauvais moment, et s’imposent, et intiment de chercher. Alors la romancière va se lancer (quasiment sans bouger, un défi qui impressionne) dans une quête des origines qui coupe les jambes comme une enquête policière œdipienne. Les chapitres, très courts, déclenchent la lumière brutale, et tant pis si la vérité provoque une nuit noire et spongieuse, il faut absolument savoir. Rencontrer ceux qui le connurent, juxtaposer les images, en déduire mille et un événements, puisque tout du disparu laisse la porte ouverte aux projections, les morts sont toujours indécis, ne veulent rien fixer, et pire encore, plus fou, le défunt a tout vécu dans les airs, sans laisser de traces sur terre… c’est justement cette perte de repères qui rend extrêmement vivants, et le déraciné, et l’enquêtrice. Mais pourquoi il nous est si impossible de nous arracher de ce livre ? La modalité d’écriture est proche du monologue théâtral : nous sommes pris dans le tutoiement, et procédons aux mêmes recherches, looping, décalé brutal qui attend son heure pour tout révéler. Et ce qui plaît remonte ce soir aux lèvres : les phrases hardies, la structure narrative dynamique, les petits détails qui piquent l’inquiétude, la vexation, le désir d’aller jusqu’au bout. Jusqu’au bout, quitte à tomber d’épuisement.




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