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Texte et photographie

Emmanuelle Rabu

 

NOIR PIMENT

 

Les souvenirs incrustés dans les papilles fusionnent avec l’ADN. Parfois, à la faveur d’un rêve, ils explosent en bouche, chauffent la langue qu’ils réjouissent à nouveau puissamment. Réveil.

 

Takiin fifio, piment noir africain. Noir comme le cul du chaudron, comme celui, indétrônable, de la patronne du maquis « Maman Bénin », comme la nuit qui fait rideau sur la ville à dix-huit heures tapantes. L’heure des loupiotes, des bonbonnes à plein gaz dans les gargotes. L’heure de la musique qui assomme à coups d’énormes baffles. De quoi devenir sourd à l’amertume que la vie charrie au quotidien. De quoi tenir éveillé, aussi, pour se mêler au flux vital d’une ville jeune en essor.

Noir « Cototrou ».

À quelques encablures du cinéma Le Concorde, sur un trottoir du Von 14, les femmes font tourner la boutique. Les pieds des chaises en fer râclent le goudron ; les tables en enfilade sont prestement essuyées sous le toit en tôle ondulée, tenu par des pieux. Les effluves des ragouts en sauce couvrent celles des pots d’échappement pétaradants.

Pas de réservations ici mais quelques coups en douce bien sentis dans la file d’attente. Puis, coude à coude, à la lumière verdâtre d’une ampoule unique, on distingue à peine ce qu’on mange. On s’enivre des épices, à pleines narines. La viande d’agouti, mijotée depuis le midi, fond sous la langue. Les patates douce-heureuses, en nage dans la sauce piment, chauffent les palais qu’une lampée de « Béninoise » apaise brièvement. La sueur coule des fronts.

Et les petits mendiants aux yeux chassieux qui tendent leur gamelle en fer-blanc, esquivent les torchons chasse-mouches des cuisinières, récoltent une louchée payée par les clients… les souvenirs issus de la nuit ont leur part d’ombre.

 

Est-ce toi, Tantie Tigist Aklilou, qui a soupoudré une pincée de piment sur mon sommeil ?      

La nuit parle quand elle se réveille.

Emmanuelle Rabu, auteure primée pour son recueil de calligrammes "Amphores poétiques", aux Editions Jacques Flament, 2020.

                                                                                           

Texte et photographie

Hadidja Said Omar Issouf

Colère sans joie

Moi, Maoura, je suis innocente. Ma langue n’est pas fluide, mais le flux de mes mots emporte sur son passage les obstacles et les barrières qui se dressent entre moi et mon bonheur comme une rivière emporte les barrages. Je trouverais les mots même s’ils sont glissants pour trouver mon identité.

J'ai toujours rêvé de ce petit mot... Comment appelez-vous ça ? Bonheur... Ah ! Je parie que vous aussi, vous en voulez, non ? Je veux moi aussi goûter au délice. Pourquoi ma vie n'a jamais été meilleure ? Depuis toute petite, j'ai appris à vivre dans l'indépendance de mes parents. Quand je vois une mère et son enfant partager ces moments de complicité, prendre son enfant dans ses bras par exemple ou simplement lui sourire : cela me donne une force.  Et quand je l'entends dire " je suis fière de toi mon enfant", ce que je n'ai jamais eu, vous n'imaginez pas ce que je ressens... Mais à quoi  bon se plaindre de cette vie qu'on m'a infligée ? Car moi Maoura, je n'ai jamais demandé à ce qu'on me mette au monde, pas plus que je n'ai compris pourquoi on m'a appelée Maoura.

Cette vie est comme un exploit : à tout moment, pour la moindre des choses, je dois me battre comme si j’étais dans une guerre dans laquelle je dois défendre mes droits. Ces droits, on me les a volés. La vie est-elle ainsi ? Un combat ?

J'aimerais vivre ma vie comme je l'aspire, je veux être heureuse, c'est trop demander ça ? Je devrais être heureuse, je vis avec ma famille. Mais quelque chose m'obsède, quelque chose que j'ai perdu. Cette chose vient toujours dans mes rêves et mes pensées.

Tant que je ne l'aurai pas de nouveau en ma possession, elle ne me laissera pas dormir.  Un jour, j'ai essayé d'en parler à l'assistante sociale. A ma plus grande surprise, je pensais qu'elle allait m’aider. Mais non...Dans ma tête je me disais « ne perds pas espoir ». J’ai décidé de prendre en main ma vie, je n'avais que 14 ans. J'ai commencé à faire des recherches.

Cela m'avait pris 1 an pour l’avoir, et on me l'a arrachée sous mes propres yeux, comme ça. Est-ce que celui qui a fait ça sait comment j'ai fait pour en arriver là ? Toutes les difficultés que j'ai dû surmonter pour l'avoir ?

            Quelle merveille de se lever tôt pour admirer cette boule de feu ! Oui moi Maoura, Je le dis, bien assise à mon balcon tout en admirant cette splendide beauté. Le soir il emporte dans l’océan mes tristes pensées quand il se couche, et au matin il me redonne de l’espoir quand je le regarde se lever. A l'âge de 10 ans je me suis rendu compte de la valeur de l'école, de la chance que j'avais d'être à l'école mais surtout de qui j’étais moi Maoura. .La vie est comme un exploit. Maintenant je sais qu'en grandissant il y a pas mal de défis qui m'attendent.

Je sais aussi qu’il n’existe pas de vie qui ne rencontre de difficultés. Je sais que chaque travail que j'ai enduré avec difficulté je l'ai fait avec mon souffle.

Vous qui avez ce qu’à moi on m’a enlevé, vous n'imaginez pas à quel point vous êtes chanceux.

Moi, Maoura, on ne m'a jamais demandé ce que je traverse dans ma vie pour comprendre pourquoi je ne me comportais pas comme les autres filles de mon âge.

Hadidja Said Omar Issouf, 17 ans, est une jeune lycéenne du lycée des Lumières Mamoudzou Nord à Mayotte. D'origine Comorienne, depuis toute petite elle a grandi à Mayotte. Lorsqu'elle écrit, elle  aime se laisse emporter par ses émotions afin de nous plonger dans son récit.

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Toile de Maïpo Darras, "Pi-g-ment",

21 X 29,7. Technique mixte sur papier.

Texte de Shumona SINHA

"Piment"

À la maison il était synonyme de châtiment. Vert ou rouge, forme fine, peau luisante, parfum lacrymogène : le piment était l’avertissement du sens interdit, de la limite à ne pas dépasser, le feu criard de la bande-dessinée.

La famille de mon père était du Bengale de l’Est, aujourd’hui le Bangladesh, qui avait délaissé sa terre natale pour s’installer près de Calcutta, un peu avant l’indépendance et la partition sanglante de l’Inde. Celle de ma mère était depuis des générations du Bengale occidental. La division politique et religieuse entre deux Bengale s’exprimait au quotidien sous forme culinaire. Amis, voisins, connaissances – chacun y mettait sa pincée. Les Bengalis de l’Autre côté – opar bangla – étaient réputés pour leurs plats épicés à outrance. Leur goût héroïque suicidaire pour le piment faisait l’objet de blagues. Trois feuilles d’épinard, quatre petits poissons séchés et un kilo de piments – mijotés, surcuits, réduits en bouillis pour que les amateurs gourmands deviennent des cracheurs de feu.

À leur tour, les saltimbanques domestiqués ne manquaient pas de taquiner les chochottes de Calcutta, capables de mettre du sucre dans des plats salés. Notoirement mauvais cuisiniers.

La cuisine de ma mère en était la pièce à conviction. Pour l’agacer il suffisait de dire que mon père aurait dû épouser une Bengalie de l’Autre côté, une véritable maîtresse du four.

Enfant, adolescente, je jeûnais chez moi et mangeais comme quatre chez les copains, ceux qui sont venus de l’Autre côté. Les festins s’achevaient avec larmes, émerveillement et rire, quand les mères de famille m’offraient une cuillère de sucre, regard vacillant entre compassion et raillerie.

 

Plus tard, en France, je l’ai retrouvé sur le rayon de supermarché. Tablettes de chocolat noir aspergé de piment rouge. Explosion de saveurs dans la bouche, j’ai pensé à ma ville natale, à deux Bengale, à deux peuples, enfin réconciliés, pourtant si loin de chez eux.

Shumona Sinha est romancière, auteure de nombreux romans aux éditions l'Olivier "Calcutta", "Apatride", "Assommons les pauvres !", et aux éditions Gallimard "Le Testament russe", tous traduits dans plusieurs langues. En Allemagne, l'auteure a reçu le prestigieux Internationaler Literaturpreis.

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Photographie de Hadidja Said Omar Issouf

Texte de Marianne Lages

 

PAF !

Réveil tonitruant des sens et sensations

Écumant séisme, vapeur, disproportions

Vertige gustatif, folie, saisissement

Corps à corps impromptu, plaisir, envoûtement

 

Coup de feu culotté sur papille engourdie

Commotion sensitive, olfaction étourdie

La délectation a un esprit anarchique

Chacun-e- aura sa place, l'expérience est tonique

 

Et pour rendre à césar ce qui lui appartient

Kan mi pens piment la mwin mi penss piment vert

Moin té découvr piment vert lotr koté lafrik

Sa té pouak amwin té, mi yem sa un bon pé

 

Astèr mi gaign pu mange sann piment Dann zasiet

Ôté Prochainn fois ke mi sa va la rényon

Missa rode direk piment vert mangue gingembre

An atendan goni vid I tien pa debout :

 

Bon ap'

Marianne Lages est comédienne de théâtre.

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Toile de Linda Bachammar

"Je brûle", acrylique et huile sur toile. 

Texte de Perrine Le Querrec

Cris et sorts lancés à la face du monde  nul domaine ne sera épargné par le verbe et la geste

C'est l'Être douloureux c'est le Possédé c'est l'Ensorcelé

Détruire les murs de la captivité

de la société

assassiner les lieux communs, l'hypocrisie, la platitude, les convenances

A coups de marteau sur la page, à coups de feu

précipiter perforer

électrochoquer

Des brûlures à la face du monde

Pour en finir avec le jugement de la société

BRÛLONS

Des camps

Kanada barbelés miradors

Des tonnes

cheveux de femmes prothèses lunettes

vêtements chaussures

Des tumulus

cendres humaines

Des fours

tout brûle

même le sang

 

Perrine Le Querrec, "FEUX" aux éditions Bruno Doucey (2021), avec l'aimable autorisation de l'auteure pour la reproduction de son texte, qui apparaît dans le recueil à la page 40, "1939-1942, Antonin Artaud, Ville-Evrard, France".

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Dessin de Nicole Mikuljan

Texte de Béatrice Vergnaud

"Temps suspendu"

 

Samedi soir, ma copine Apolonie et moi avons prévu de nous faire un p’tit restau. Ce week-end pascal, beaucoup de circulation sur la route à quatre voies séparées par un terreplein. De l’autre côté du couloir de bus, face au tribunal, un parc. Apolonie ralentit en arrivant au feu tricolore, qui passe au vert ; elle reprend de la vitesse. Débouche un enfant âgé d’à peine plus de deux ans, sur son tricycle, dévalant la route en pente. Interloquée, Apolonie ralentit considérablement. Les conducteurs des autres véhicules roulent vite, ne pouvant voir l’enfant qui a traversé les deux premières voies, passe le terreplein…

Je suis pétrifiée. Apolonie utilise intensément son avertisseur pour que les autres automobilistes lèvent le pied. Le minot traverse la troisième voie, aussi tranquillement qu’un touareg en plein désert. Le conducteur du véhicule voisin ne peut voir l’enfant et continue à rouler.

Non, Zorro n’arrive pas et l’automobiliste va rouler sur le bambin ! Je détourne la tête pour ne pas voir… n’entends rien, m’oblige à regarder à nouveau la route et l’enfant. Qui a passé la quatrième voie et le couloir de bus, pleure un peu parce qu’il a chuté en percutant le trottoir. Le voyant en sûreté, je commence à trembler, mon cœur bat à tout rompre. Tout cela s’est passé si vite que ça me paraît irréel.

D’un bon pas, arrive le jeune papa, les écouteurs sur les oreilles.

Béatrice Vergnaud est publiée sur Nouvelle Donne, le site de la nouvelle littéraire.

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Toile d'Isabelle Becker

Texte d'Eric Rullière

DESIR

 

Ma très chère,

 

Quand je pense au piment, tu diras que je pense à une Julie, ou à une Clémentine disparue, ou à une autre encore que je ne vois plus. A Marilyn Monroe, à Certains l’aiment chaud. Et pourtant, dans la douleur d’écrire, je pense aussi à toi, avec ce rosier dans mon ventre qui me fait du mal, qui a peur, qui rejette les filles. Je pense à pleins de muses, mais surtout à toi, avec amitié, avec érotisme, avec envie du sexe, et sans amour me dis-je tranquillement. Presque sans crainte. Pourtant, ce piment qui me pousse vers une Julie qui n’existe pas, finalement m’emmène à toi. N’est-il pas une forme d’amour ce piment, un sentiment de désir ? Et si, sans que je le sache, tu étais le petit piment qui simplifierait ma vie. S’il n’y avait de différence entre amour, désir et amour sans lendemain ? Si tout s’acceptait, si tout n’était que passage. Si la vie n’était qu’un train qui avance tellement vite qu’il faut en profiter ? Si je n’étais pas déjà très touché, très amoureux de cette plume, n’aurais-je pas, malgré ce rosier dans mon ventre, déjà très envie de te déshabiller, de te faire l’amour ? J’y pense, et j’en ai rêvé, je l’avoue. Et si cette idée me faisait si peur, qu’il est tellement plus facile de dire, et de perdre le risque de tout perdre : l’amitié et le désir ? Si ça ne durait pas, le goût du piment, aussi longtemps que les joies que l’on partage avec un bon ami. Si mes mots allaient te choquer, si je n’existais pas dans tes pensées, si la brûlure n’était que dans mon corps quand je pense à toi ? Et si je n’étais pas ton petit piment ?

 

Eric Rullière est photographe, auteur et peintre.

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Toile d'Eric Rullière

Texte de Claire TARDIEU

"ROUGE"

Il y a un peu ce goût de piquant, quand je t'embrasse. J'ai comme cette sensation d'une brûlure sur mes lèvres.
Comme si je mangeais à pleines dents un piment. C'est doux et sucré aussi, comme une fraise. On est comme deux petites cerises, collées et enlacées. Tes cheveux, bouclés comme des framboises mais de couleur marron, comme la peau d'une châtaigne, sont si doux, si mignons et il y a ce parfum qui émane de toi, de ton corps, un peu exotique. Tu dégages, à toi seul, un arôme mystérieux, curieux, étrange, inhabituel, saugrenu, tropical. Tu viens d'ailleurs toi, c'est ça que j'aime, l'exotisme dans toute sa splendeur. C'est ça l'amour, c'est un fruit rouge, un fruit qui vient d'un autre pays, d'un monde imaginaire et énergisant, rempli de beaux rêves, d'immenses jungles et d'un petit lagon au milieu de nulle part. Je t'ai cueilli, comme un fruit, en grimpant l'arbre sans nom, en m'accrochant comme une araignée sur son tronc. J'ai dû enlever certaines écorces au passage et sans faire exprès, j'ai cassé quelques branches et fait tomber divers fruits. Mais quand j'ai touché avec ma main ta peau si lisse, je n'ai pas pu m'empêcher de te caresser, de te savourer du regard. J'avais faim de toi, soif de ta bouche. Tu sentais tellement bon, et c'est vrai, j'avais cette envie de te goûter, un petit peu, et immobiliser éternellement cet instant. Mon cœur a cessé de battre. J'étais bien, amoureuse, heureuse, et j'étais si près de toi. Alors je t'ai embrassé et....

Je t'ai murmuré à l'oreille: "j'avais besoin d'un capsicum comme toi pour pimenter ma vie".

Ce jour là, tes lèvres ont brûlé les miennes et ce souvenir restera à jamais gravé dans ma mémoire.

J'ai l'impression de ressentir des milliers de papillons de feu, dans mon ventre....

Quand je pense encore à toi.

Claire Tardieu

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Photographie et texte

Marine Levaray

Non.

Mes membres semblent se paralyser.

Non.

Mon âme semble se consumer.

Non.

Mon regard semble s’embrumer.

Non.

Mon coeur semble s’envoler.

Non.

Il est en train de me violer.

 

Ne pimentez pas la vie d’une personne

dont la vie ne mérite pas d’épice supplémentaire.

Marine Levaray.

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Toile de Thérèse Cigna

"Bombe Street-art"

Texte de Michel Dunand

 

 

On a souvent besoin

d’un incendie de poche.

 

Artaud. Rimbaud.

Germain Nouveau.

Pourrières.

Michel Dunand.

Thérèse Cigna
Plasticienne et auteure
https://cigna.book.fr

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Toile de Giuseppe Arcimboldo

"Homme de légumes et de fleurs"

Texte de Valérie Cassisa

Capsicum Spirit                                                 

Pilipili en langues bantoues et Swahili     

Je prends racine en centre Amérique.         

Solanacées est mon nom générique           

Et ma famille embaume tout pays.             

Si votre palais aime le fort et le corsé,         

Le faucheur américain Carolina Reaper,   

Le venin du britannique Naga Viper         

Sauront vos préparations sublimer.           

Pourquoi ne pas tester le Tsilanidimilahi?   

Il équivaut en bouche malgache à :         

Cinq hommes n’en viendront pas à bout!   

Feront-ils mieux avec le Pusa Jwala?         

Prométhée des cuisines de Delhi,                 

Il sait où se trouve le feu intense                 

Comme l’atteste la langue hindi!                   

Curieux de notre Espelette dans la biche rôtie?                        Préparez vos flâneries, visitez l’Euskadi! 

 

Valérie Cassisa est enseignante au lycée Voillaume d'Aulnay-Sous-Bois.

        

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Toile d'Elodie B.

Texte de POL DUBOT, auteur et artiste de Mayotte.

"Malavoune, comme une incantation"

En haut, malgré quelques trous calcinés dans son manteau de verdure, la malavoune est le seul pays que le bleu, le blanc ou le rouge de quelques fleurs, çà et là, ont du mal à percer. C’est quand la pluie tombe que la forêt chante pour ceux qui s’y cachent.. Il faudrait que tous s’arrêtent pour écouter.

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Ici, c’est de loin que parvient l’appel à la prière. Ici, c’est le domaine des esprits.

Encore faut-il savoir monter dans la malavoune avant l’orage. Recueillir sur son front la rosée de la sueur. Offrir à la fleur le suc de l’effort sous le soleil plombant. Quand se fait trop forte la chaleur et l’étuve. La misère et l’ennui. Il faut savoir monter dans la malavoune. Machette planquée dans le dos, sous la ceinture, monter dans la malavoune pour se mettre à l’abri.

Ici l’œil du soleil n’atteint pas le sol.

De la vallée, parviennent les rumeurs éventées de la ville, parvient le grondement bas des moteurs, les vibrations de la nationale calcinée par la torpeur, le lent passage des pneus et des échappements, et les effluves des dépotoirs qui pourrissent dans les plastiques sous le soleil. En bas, les caillasses, les barrages, les poubelles, les coupures, les lacrymos, les sirènes.

(Suite de "Malavoune" aux pages suivantes)

Toile d'Isabelle Becker

Au loin, le soleil écrase la mer de ses reflets lancinants.

Là-haut, attendre à l’ombre que craque l’orage en buvant calmement.

Monter dans la malavoune, s’y tenir immobile sous les manguiers, recevoir la pluie bienheureuse quand craque l’orage avant qu’elle ne se salisse au contact du sol.

Au loin le grondement attendu.

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- Personne ne veut de nous ici-bas. Ni la terre, ni les hommes, ni les dieux. Nous sommes des chiens, et de chiens nous nous entourons. Ni humain ni animaux, nous sommes le seuil de votre humanité. Vous nous avez créés en nous faisant croire à des chimères. Alors nous sommes devenus ces chimères. Enfants mi-hommes mi-chiens. Bâtards dont personne ne veut. Nous n’avons rien, nous pouvons tout.

T-shirt rouge sale sous le bananier, assis par terre, les coudes sur les genoux, un sac plastique entre les mains, l’enfant pose sa bouteille à côté de lui, il regarde au loin. Il ne bouge plus. Le loin, c’est le lagon et sa barrière de corail qui empêche la mer de devenir l’horizon. Et des grands nuages gris passent au loin en traînant sur la mer par-dessus quelques îlots.

("Malavoune" de Pol Dubot, auteur de Mayotte)

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Toile d'Elodie B.

- C’est la mer qui nous a abandonnés d’abord, nous ou nos pères, c’est tout comme, recrachés sur une plage un soir sans lune, toussant et pleurant avec pour seul passeport la peur, la soif, et la hargne.

Sans autre trace ni sillage que la peur qui nous a enfantés, la mer s’est muée en mort liquide, en naufrage, en cimetière. La mer qui nous encercle et qui nous coupe tous les ponts.

La mer sur laquelle arrive maintenant le rideau de la pluie comme un pleur silencieux. Combien de gouttes anonymes ont peuplé la mer depuis ce jour ? Nés de l’écume vingt-et-unième, des mille et mille de corps sans noms coulés en rythme des marées, sans une vague, sans aucun remous. Ce fut le premier abandon, et il y en a eu tant depuis.

- Seule la pluie veut bien se donner à nous.

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Depuis la nuit de la plage, il y a eu l’attente, toujours la peur, fidèle, toujours là, qu’on apprend a jouer avec, à la tromper, ne pas montrer qu’on est sur ces gardes, à se cacher. Essayer d’approcher, esquiver les regards, sortir au grand jour, en soutenir d’autre, savoirs reconnaître les siens, ceux du dehors, ceux pas d’ici, esquiver, savoir reconnaître les voitures, les marques, les combines, se réfugier, trouver l’abri, traîner, chercher dans les poubelles, attendre que le temps passe, chercher l’ombre, essayer de retrouver les siens, apprendre les codes, regarder les grands, traîner avec les petits, le foot, la nuit qui tombe, les portes qui claquent, l’attente, l’ennui, le sommeil, la prière, les couteaux, fumer, boire, la canette passe de main en main, se jauger, les coups, courir, les pierres et le bâton, alors sortir quand sortent les chiens, approcher, repérer les horaires, guetter dans l’ombre, arracher, courir, avoir peur, se cacher, s’habituer jusqu’au jour où rien n’a plus de secrets, ressasser, les pierres dans les mains, seule la peur est toujours là, les mains comme des pierres.

("Malavoune" de Pol Dubot, auteur de Mayotte)

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Toile d'Isabelle Becker

L’enfant est là. Sur les larges feuilles et alentour résonnent les gouttes. Elles ruissellent le long des troncs lisse des cannes et coulent sur la terre en filets rouges latérite, lézardent et suivent à contrecourant les pistes qui mènent d’en bas, des quartiers, des tôles, des villages, des potagers, des baraquement, à ici, au calme apparent de la malavoune.

La pluie tombe et dégouline le long de sa course traverse les tôles et les plastiques tendus, les palissades de palmes tressées emporte dans son flot dévalant les papiers, les canettes, les plastiques, enroule les pieds nus des enfants qui se roulent dans le torrent maintenant, se déverse sur les routes, déposants graviers et terre sur le bitume fumant, s’abat sur les cloisons des habitations frêles, dévie et gronde en ruisseaux éclatants boueux et tourbés jusqu’au grand déversoir, débordant les égouts depuis longtemps bouchés.

Le bleu du lagon brunit après la pluie. Personne ne se baigne plus lorsque la pluie commence, même si la chaleur étouffe. Tout fini à la mer. Les eaux sales et usées par la course s’y déversent par paquets, et remplacent les transparences d’un voile trouble et poisseux. La pluie qui ruisselle salit le calme apparent de la mer. L’horizon est flou maintenant, tout est vaporeux. La pluie mouille les couleurs, délave et commence la rouille, imprègne les murs, commence la sape, tout se fond sous un voile gris, le monde disparaît, les gens s’abritent, personne n’est dehors.

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Il y eu des regards, des papiers, des études, des assoc’, des passages, des blancs, des appels, des tableaux de craie, des interrogations, des absences, des papiers, des signatures, encore des regards pleins de choses dedans, inextricables, des regards mêlés de bienveillance, de vertu ou de haine, des mots trop long ou trop courts, des lettres, des contrôles, des regards plein a craquer de larmes ou de rien des regard interrogateurs, pleins plein de regards tout le temps et partout qui jugent, palpent de l’œil plein d’envie le corps, qui rabaissent, qui encouragent, tristes, du dépit dans les gestes, fatigués, des regards embués d’alcool, des regard inextricables de ceux qui les portaient, pleins d’idées qui n’étaient pas les siennes et trop lourdes a porter, et puis d’un coup l’abandon, un autre, des autres. Terminus avant l’oubli. Et toujours la peur.

("Malavoune" de Pol Dubot, auteur de Mayotte)

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Photographie "Redskies"

de Pierre Desombres

Quand ça chauffe en bas, l’enfant monte. Et avant l’orage, c’est l’étuve, en bas. Même les bêtes sont à cran, les zébus placides piétinent et les chèvres nerveuses bêlent dans les ordures, les regards se font plus tranchants. La pression monte, ça se sent. On se dépêche de rentrer. L’enfant monte.

L’enfant regarde devant lui, toujours. Un regard presque projeté à l’avant de lui, comme s'il pouvait s’avancer avant lui dans le temps, pouvait le précéder, mais se serait dire qu’il y a un futur pour l’enfant qui est là, toujours à regarder. Or, il n’y a que son regard, pas d’avant, pas d’après. Pur bloc de présence tendue incarnée dans un corps qui transperce. Les yeux profonds, grands ouverts. Un regard lourd. Qui traverse l’espace qu’il traverse. Un regard lumineux et noir. Un regard dense.

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Parfois au lieu de monter, descendre sur la plage sale, quand il ne pleut pas. Observer, pas pour se baigner. Regarder ceux qui sont là de loin, à l’ombre. Le jour, les pêcheurs qui possèdent les secrets de la mer et les papiers pour y naviguer, les bronzeurs et leur peau rose, rouge, écarlate, et leurs sacs, qui parfois disparaissent, les plongeurs qui vont à la mer comme pour y déchiffrer ces secrets blancs de blancs. La nuit, la plage désertée. Parfois des feux, des danses, de la musique, on lutte sur le sable, les cris, les peaux tendues qui résonnent sous les mains, les coups, la fumée, les rires, les chants. Au matin, parfois, des femmes déposent des parfums, des tissus, du riz, des cigarettes près de la cascade pour les esprits. Quand elle ont fini, s’en saisir, c’est nous les esprits de la forêt, de la malavoune et courir en profiter avant les insectes et les autres…

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Lentement, sans bouger autre chose que ses lèvres qu’il retrousse, l’enfant siffle. Un sifflement mouillé, qui chuinte doucement. Un premier sifflement, puis un deuxième.

Les arbustes s’agitent. Les chiens apparaissent. Deux d’abord, passent au travers des feuillages. Rêches, museau brun, poil ras, queue coupée, il viennent craintivement jusqu’au garçon qui ne les regarde pas. Pas d’autres mots que le sifflement. D’autres arrivent, beiges, patauds, maigres, les yeux dorés, noirs, reniflants. Une dizaine maintenant, parmi eux, les derniers-nés, encore petits, tachetés, déjà quelques égratignures, sales. L’enfant ne bouge pas et certains se couchent là, autour sous les branches, d’autres furètent sans but, calmement. La nuit tombe doucement avec la pluie toujours, et l’enfant et les chiens attendent à l’abri.

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("Malavoune" de Pol Dubot, auteur de Mayotte)

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Photographie "Urgence"

de Pierre Desombres

La nuit est tombée. Sans un signe, l’enfant s’est levé, les chiens l’ont suivi, ils l’entourent, marchent à ses côtés. La pluie a cessé. Sous la douche d’un lampadaire passent un enfant, des chiens, pas un bruit, comme des ombres.

Descendre vers la ville. Voir demain. Pour l’instant, la forêt, la pluie et la nuit sont les seuls refuges des enfants et des chiens.

Pol Dubot, "Malavoune".

Le photographe Pierre Desombres est professeur des écoles à Mayotte.

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Bégonias de La Borde à La Gousse

Photographie de Geneviève Adrien

Texte d'Aline RECOURA

Piment du nord

des pays froids

rouge de la glace 

de brise enflamme

les bouches qui t'embrassent 

 

Piment je ne te connais 

pas dans mon assiette 

un peu sur le bout de

mes doigts dans tes graines 

dans ma salive et je vois ton feu 

 

Je vois ta virilité 

d'un concours de sensations 

le goût rehaussé 

jusqu'au verre d'eau 

feu glace dans ta contradiction 

amour torride défi l'ennui 

 

Je vois forme discrète 

presque un petit poivron 

inoffensif caméléon du condiment 

tu te caches dans la caresse 

et les plis du jour 

en chaleur la nuit 

tu incendies les sangs 

averses purifiantes

des corps envoûtés 

 

Je  vois  intense 

canicule d'hiver

un robe sur mesure 

perdue dans un souvenir 

le goût passé reste 

la couleur la matière 

la sensation sur la peau 

le glissé sur les jambes 

le vent dans les os

 

Piment je ne pensais 

pas pouvoir t'écrire 

mais finalement 

comme j'arrive pas à dormir 

tu as mis un peu de piment 

dans mon insomnie 

 

Jeudi 17 juin 21

ALINE RECOURA est professeure des écoles en banlieue parisienne, et auteure de nombreux recueils, dont BANLIEUE VILLE et SCENES d'ECOLES.

Ci-dessous : Lettres, poèmes et confidences des élèves d'ANNE-LAURE MOUCHETTE, enseignante de lettres au lycée des Lumières à Mamoudzou. Et une photographie somptueuse, "Malavoune Nights" du photographe mahorais Pierre Desombres.

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Disque Vinyle de Céline Frederika

"ZHORA" Car Paix Dit Art

Texte d'Anne-Laure Mouchette

 

 

 

Une plage au sable blanc

Je pose quelques mots et je m’allonge sous la chaleur lunaire

Je suis sur Grande-Terre

Je pense

La Grande-Ours  ici je la vois à l’envers

On me dit c’est impossible

Tu n’es pas dans le même hémisphère

Mais j’entends une élève

Me dire

MADAME

Ici tout est possible

Alors je crois

Que ma constellation se contorsionne

Pour me permettre de reconnaître

Quelque chose de mes paysages

Je ferme les yeux

Et c’est bleu

Entièrement bleu

J’imagine

Les possibles

Les surprises

Je relève la tête et je respire

J’ai peur un peu

Petite fille de 3 ans qui n’a plus pieds

Un danger ?

Pourtant tout est calme autour

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Il n’y a pas de monstre marin

Vraiment ?

Je quitte la douceur de l’air de l’eau du bleu

Et je retourne sur Grande-Terre

Les couleurs entrelacées percutent ma rétine

Elles n’en finissent pas de se décliner

Ici c’est tous les soirs l’été

Les bruits de scooters me rappellent mon adolescence dans l’Est de la France

Un village

Les chiens aboient et se battent parfois

Les roussettes et les makis comme autant de ricochets sonores

Je suis éclaboussée

Réveillée

Mais je dormais pourtant 

Je rêvais ?

D’une île.

 

J’ai chaud.

J’enlève mes vêtements et sur ma peau

Un petit piment bleu

Posé sur un volcan.

 

J’ai quitté l’Océan

J’ai quitté Grande-Terre

Mais l’île est restée

Quelque part au dedans

Avec ses rires d’enfants

Ses attentes

 

Un homme la traverse

Sous le regard des baobabs millénaires

Il traverse

 

Mais les vagues emportent tout et déjà que reste-t-il ?

Les mots s’en vont

Un à un

Serviette de bain

Masques et tubas

Crème solaire

 

On court et on s’affaire pour attraper les souvenirs

 

Mais la marée monte et nous laisse,

 

Une page au sable blanc.

 

 

Anne-Laure Mouchette

Mamoudzou

17 juin 2021

Poème et photographie dans la brume,

"prise un matin au Mont Choungui.

Les nuages se dissipaient et nous étions au-dessus des oiseaux."

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Street Art à Antibes

Texte de Zohra Mrimi

 

 

Son allure est celle d'un sourire,

À l'envers on dirait une grosse virgule, 

Qui pique, qui file

Fébrile pour les filles

Ce rouge vif est une île 

J'aurai voulu l'exil

Sa peau cuivrée reflète tous les risques

L'interdit est une coutume 

Mais c'est toi qui me lapes la main, tu mords l'ongle fort

Écris-moi les poussières de tous les trésors 

Je n'arrive plus à parler fort

Je croque

On criera la lenteur de tout mon corps

Zohra Mrimi est l'auteure du merveilleux recueil "Le Jour fait l'adieu" aux éditions Z4 (2019).

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Texte et photographie

Gaëlle Godart

Petite histoire de piments et châtiments

Les Chatouilleuses de Mayotte

 

Rester françaises pour être libres

Pour avoir des droits et vivre

Remontons aux années 60, Mayotte est au plus mal, les hommes travaillent, les femmes et les enfants vivotent. Pas d’école, pas de soin, pas de route… Avec la décolonisation, les Comores empêchent les Mahorais d’arborer le drapeau français. Les hommes avaient peur de perdre leur travail. Ils ne restaient que les braves femmes pour mener le combat. Et quel combat.

Quelques femmes se réunissent plusieurs fois par semaine et discutent de leurs droits, elles en font leur combat, un combat typiquement féminin selon leurs valeurs sans frapper, ni injurier. Elles n’ont pas d’armes non plus, juste leurs mains, leurs doigts. Comme les députés ne les écoutaient pas et les humiliaient en leur disant : « de se frotter les fesses avec du piment, ou plus grossier encore…que je vais tourner poétiquement

Femmes de Mayotte

Dans ta culotte

Du gingembre et du piment

Pour toi en châtiments

Pour calmer tes ardeurs

De croire au bonheur

Ces femmes sont rentrées dans une colère noire, les Chatouilleuses sont ces femmes qui ont osé se battre pour leur avenir, leur pays.

Elles ont une idée, et trouvent un cri de ralliement, un youyou – youyou comme le cri des oiseaux ou pili-pili le piment rouge surnommé le piment oiseau. Aussi brûlantes que celui-ci, elles ont fait de leurs guili-guili une arme, qui n’est pas un délit.

Un cri d’amour, le youyou-youyou où 100 femmes se sont jetées sur un, deux, trois ou quatre hommes et les ont chatouillés, les laissant s’étouffer dans la poussière.

Elles pouvaient être fières

D’avoir cru et défendu leur pays, car leur terre n’était ni plus ni moins que leur mère, le ventre de leur mère, leur terre d’appartenance.

Gaëlle Godart a créé un festival en hommage aux femmes. L'anthologie contient plus de 200 lettres pour les femmes importantes de nos vies et de l'histoire. Une petite merveille intense en émotions.

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