La chronique de ce jeudi 31 août 2023. Les veilles de rentrée, on commence à imaginer des voyages. La panique est si dense qu’on imagine des fugues en désespoir de cause, des parties de bicyclettes le long d’un canal, des oublis de tout, des lâcher-prises audacieux, trop couteux peut-être, peu raisonnables tout compte fait, et le fait d’imaginer cela, c’est exactement comme si on était déjà parties loin. Nous aimerions tant nous réunir à Angers ce week-end (mais comment parvenir à tout abandonner pendant deux jours, veaux, vache, cochon…), avec Corinne, Valérie, Camille, Yvan, Françoise, Véronique. Un grand vent de liberté. Mais déjà survient la nécessité de préparer les cours, de mettre en place des stratégies… « On l’fera jamais tu vois bien… » Et puis ce soir, s’offrir simplement des coups, tchin tchin, revenons à nos moutons : la chronique est trop longue, il faudrait approcher les œuvres de biais, donner envie de fureter, tendre la main, des yeux poursuivre doucement l’animal sauvage, aller plus vite, puis bifurquer directement dans l’évocation…
Journal d’un mot – Ans [I-III] d’Emmanuelle Cordoliani, aux éditions Les Fées Fâchées.
Tout est savant, tendre et délicat. Le vert d’eau fait songer aux essais troubles sur les opéras, aux cours sur Beaumarchais, aux études doctorantes, l’étoile programmatique aux sept branches stimule les fourmis du cerveau. La tentation d’être, de faire corps avec un esprit d’aujourd’hui. Nous tentons l’immersion dans ce paquebot de songes : fragments neufs, blocs de paroles hautes et vivaces, c’est un livre qui parle, qui danse et chante, sans craindre de détonner. C’est l’espace libéré des contraintes. Il n’est pas possible de traduire l’extraordinaire sérieux intimidant des titres. Mais chaque segment est un coffret d’insolence, d’impertinence diable. Presque un projet de plateau. S’il fallait trouver un équivalent classique, on songerait aux superbes caractères de Théophraste et La Bruyère. Une jubilation rare, et sans y être préparé, l’amplitude de l’émotion prend véritablement au cœur. Des passages couperets. Aux évocations de honte, en cette veille de rentrée, répond en soi, en sourdine, un écho accidentel, frontalement confidentiel, à mettre en perspective aujourd’hui avec nos sociétés, ce devoir d’appartenance aux méritants : alors je relis, nous relisons ce merveilleux hommage aux déserteurs : gloire aux pages 272, 273… Tandis que le monde aboie, renverse, est sur les nerfs, ici, la moindre ligne, dans ces centaines de pages, est extraordinairement limpide. Ancrée dans notre sol, et nulle part ailleurs.
Héliotropes de Ryoko Sekiguchi, éditions P.O.L, 2005.
Elévation dans l’incertitude, l’aérien, le degré fou et cinglant de la splendeur. Les pièces étonnantes d’Oriza Hirata ne sont pas loin, « Gens de Séoul… », les traductions coréennes de Soomi Cho, tout revient en mémoire à la lecture de cet exil définitif et tournoyant. C’est une île où l’on voudrait vivre et reposer, écrin de sonorités qui plaisent à être dites et articulées. Alors on s’étale à même la terre, sans besoin de soleil, ni de banc, les caillasses rentrent entre les doigts, sur le ventre tout étalé dans l’herbe, et nous entrons dans le corps du mot. Comme pour Emmanuelle Cordoliani, le temps est rendu au temps. Il suffit simplement de laisser glisser la syllabe, tout le secret du bonheur jaillit. Comme jaillissent les cubes, les rectangles, toutes les morphologies possibles du paragraphe, même quelques mots piégés sur une plage symétrique onctueusement calme, ces reliefs frémissants de joie nous attendent – là devant nous pour dire la différence, l’énergie tournoyante, vitalisante, de la différence. Et rien n’est paginé, numéroté, tout devient champ libre. Taillé avec l’énergie du plaisantin.
« Nous ne nous contentons pas de chanter. A chaque respiration, faire tomber des consonnes jusqu’au fond de la trachée et les lancer aussitôt vers le haut par la syrinx ; même une longue conversation à quatre heures du matin avec les prononciations ب et ؤ nous est possible. » Alors nous comprenons la nécessité, no fear of failing, ne plus craindre de faillir, l’escalade sous la contrainte du jour, tant ici il nous est permis d’éprouver, sentir, communier, rendre de travers l’odeur des sons, des frottements, des cris d’insectes et – dans ce rituel précieux, interdit – apprendre à dire autrement qu’en son espèce.
Les rebelles de la Revue CABARET
Elles sont indociles, furieuses, aiguës, silencieuses comme des vagues, elles passent toute leur vie à écouter, elles chantent a capella des chansons écrites pour soi, dans la tête en pleine rue, elles initient au désir de projeter hors de soi, alors c’en est fait, on se jette à coeur perdu dans la mousse de leurs querelles. Elles sont venin, prenantes, impossibles à oublier. Elles vous arrachent des rires. Elles accueillent tout le monde, même les plus timides et aphones comme nous… Et pourtant, leur joviale intraitance nous appelle, nous invite aux soirées parisiennes dont elles ont le secret. Tous les numéros sont subtils et profonds, prodigieusement libérateurs. Le dernier « Sur la route » et ici, les « Femmes au bord de la crise de nerf », avec la chorégraphe dessinatrice Cendrine Borzycki, et souvent l’illustratrice aux sept mains d’herbe haute Emmanuelle Rabu, et les femmes aristophaniennes Catherine Serre, Muriel Carrupt, Céleste Eglantier, Delphine Gest, Isabelle Guilloteau, Arlette Perussie, Marlène Tissot, Christine Van Acker… Venez les retrouver sur la scène ouverte des éditrices et slameuses, les Daronnes Aline Recoura et Virginie Séba, ce jeudi 14 septembre de 19h à 21h au café de la Mairie à Saint-Sulpice (au pied de l’église), puis un jeudi soir par mois. Chacun joue ses textes, l’atmosphère y est si bienveillante et chaleureuse qu’on ne veut plus quitter le groupe… Rares sont les collectifs aussi savoureux et accueillants !
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